Jean FROMENT

C'est ma terre qui brûle...

MONTÉLIMAR - Centre ville

Grilles du lycée Alain BORNE

Expositions ouvertes 7/7 – 24/24

10 place du Théâtre
Octobre 2014. La nuit est là. Dans le lointain, une large lueur orangée vacillante et diffuse s’étire sur les premières pentes du Monte Cintu. À la lisière de l’incendie, sur un col en surplomb, deux hommes s’acharnent. Les moyens d’Abel et de Stéphane sont rudimentaires. Pour stopper le feu, ils frappent avec des râteaux les innombrables bruyères qui s’enflamment. Leurs chaussures de montagne font aussi l’affaire. Leur travail, si fascinant, me paraît totalement vain. Ils sont deux forestiers-sapeurs à lutter sur ce col venteux. Les Sapeurs-pompiers sont en veille sur la route située beaucoup plus bas, spéculant sur la progression de l’incendie. L’endroit est inaccessible pour leurs lourds moyens. Les Canadairs, après avoir vainement tenté d’étouffer l’incendie jusqu’à la tombée de la nuit, sont rentrés à leur base d’Ajaccio. Abel et Stéphane sont seuls dans les hauteurs, si proches des flammes. Soudainement, le vent se retourne vers le bas de la vallée. Il attise les flammes ragaillardies qui se rassasient du maquis sec. Le panorama devient alors saisissant. De gauche à droite, partout où se porte mon regard, le feu est là. Toute cette lave enfumée se précipite désormais rapidement vers une jeune forêt de pins. Et au-delà, vers le petit village de Lozzi, déjà sur ses gardes. D’immenses broussailles sur un terrain adjacent vont faire l’affaire. Abel, après s’être concerté avec Stéphane, met le feu à la végétation devant lui qui s’embrasse aussitôt. Un impressionnant rideau de feu monte à l’assaut de l’incendie. En brûlant tout sur son passage, il coupe les vivres à l’incendie qui descend avec vigueur. Lorsque les deux se rencontrent, les flammes s’épuisent, s’essoufflent et sont enfin vaincues. Il est 6h du matin. Le feu a été circonscrit par le feu. Mes premières photographies datent de cette nuit-là. Les deux années suivantes, je vais suivre régulièrement les FORSAPS, comme ils se nomment si justement. L’outil photographique est alors pour moi un prétexte à côtoyer ce curieux corps de métier à la fâcheuse réputation de fonctionnaires guère enthousiastes à la tâche, plus souvent au café qu’au travail, comme je l’entends dire. Depuis cette nuit-là, des questions ont surgi : le feu a-t-il toujours existé ou n’est-il qu’une invention récente liée à la part de l’homme ? Y a-t-il plus d’incendies aujourd’hui que dans les siècles passés ? Est-ce que la nature peut exister sans les incendies ? Pourquoi ces feux sont-ils aujourd’hui un problème ? Les incendies transforment maquis et forêts en champ de ruine, laissant derrière eux un paysage perçu comme désolé… mais est-ce irrémédiable ? Combien de temps prendra-t-il pour qu’il cicatrise ? Reverrons-nous un jour des arbres de même envergure ? En a-t-il toujours été ainsi ?… Les mois qui suivent, je les accompagne sur les terrains les plus difficiles et les plus reculés de la Corse, dans des endroits improbables, aux points de vue parfois uniques qu’eux seuls connaissent. Ici les sentiers n’existent pas, les hommes traversent des pierriers pénibles et escarpés, des zones encombrées de maquis et d’arbres secs tombés au sol. Ces « fonctionnaires » n’ont alors plus d’heures. Au fil du temps, se dessinent quelques personnages impliqués et vrais. « C’est ma terre qui brûle… » me dit Alain qui aussitôt me tourne le dos et repart au travail. L’homme est peu bavard, comme la plupart de ceux qui ont les pieds ancrés sur la terre. En rentrant de ces journées harassantes, je partage avec eux les photographies qui les intéressent, un échange de bons procédés qui servira à leurs formations en interne. Ce fut donc ainsi un long temps passé à retourner sur les lieux, pour se rencontrer, apprendre à se connaître et se reconnaître. En les écoutant, ils dressent pour moi un triste portrait du territoire insulaire : l’abandon de la terre, le maquis proche des villages, une Corse désormais combustible à près de 80%. La série photographique sur les Forestiers-Sapeurs de la Haute-Corse est ainsi le point de départ d’une réflexion menée sur trois années sur cette Corse qui semble encore hésiter entre une nature utile, anthropisée, cultivée, et la vision romantique d’une île qui serait vouée entièrement au tourisme par ses paysages uniques*, avec l’idée d’une nature sauvage pour un parfait cliché du paradis. Kallisté, île de Beauté, comme le vante sans cesse les magazines, montre la contradiction dans laquelle se trouve la société corse qui se cherche toujours entre ses modèles anciens et les pratiques nouvelles liées à une économie touristique. Les incendies que connaît la Corse entre les années 60 et les années 2000 sont en partie le révélateur de ces tensions sur les paysages. Juste après guerre, c’est la fin des paysans, selon la formule du sociologue Henri Mendras, la déconstruction de l’ancienne société rurale et avec elle l’expression de nouvelles pratiques de nature. Aux paysages ruraux de la Corse d’autrefois et à l’image traditionnelle de production vont leur succéder des paysages cadres de vie. En quelques décennies, à l’espace rural qui était un espace fonctionnel se substitue un modèle esthétique*. A machja, le maquis, ou la lèpre de la Corse comme il est haineusement nommé ici, est aujourd’hui encensé par le tourisme qui voit dans cette végétation de la terre inculte, comme l’écrivait René Bazin, la représentation frelatée d’une nature sauvage et l’espace idéal pour des résidences luxueuses cachées à l’abri des regards. L’histoire des FORSAPS, les Forestiers-Sapeurs de Corse, est intimement liée à l’évolution de la société insulaire. Créé au début des années 1970 par l’État, puis transféré aux deux départements, ce corps de métier vient pallier l’absence des hommes sur la terre. Entre l’automne et le printemps, les hommes en jaune débroussaillent, aménagent et préparent les espaces boisés pour qu’ils puissent traverser la période estivale sans trop de dommages. Ils compartimentent les espaces emmaquisés de la Corse à l’aide de la technique du brûlage dirigé, créent des ZAL – Zones d’Appui à la Lutte contre les incendies – et entretiennent des pistes pour faciliter l’accès des véhicules d’intervention dans des zones difficiles d’accès. À l’évidence, l’effort démontre ici leur grande passion pour leur terre et leur territoire. * Pauline Vilain Carlotti – 2015 – Perceptions et représentations du risque d’incendie de forêt en territoires méditerranéens : la construction socio-spatiale du risque en Corse et en Sardaigne
Jean Froment est l’auteur de plusieurs films et séries documentaires pour la chaîne ARTE. La série de 5 films intitulée La Corse, Beauté sauvage diffusée en mai 2013 sur cette même chaîne franco-allemande montre son intérêt singulier pour les espaces ruraux et naturels dont il s’attache à capter la beauté furtive dans un monde en pleine mutation, et fait de sa rencontre avec la Corse, paysage-territoire, un lieu de recherches où il s’établit. Depuis ses premiers films, il s’interroge sur l’occupation du territoire par les hommes. En Corse, son film Les Flammes du Paradis pose la question de l’abandon des zones rurales au profit du littoral avec pour corollaire une île désormais combustible à 80%. Outre divers prix institutionnels, Jean Froment a reçu en 1998 le Grand Prix du Festival du Pastoralisme pour La Saison du Silence et, en octobre 2021, le Grand Prix du Festival du Pastoralisme et des Grandes Espaces ainsi que le Prix du Public pour son film La Part du Rêve.